Yennayer : festivités et symboles

Yennayer c’est la fête ! Une fête que l’Association de culture berbère partageait depuis des années avec ses adhérents et la troupe Ideballen du fidèle et ami Saïd Axelfi. Un virus en a décidé autrement en cette année 2971 du calendrier berbère (voir l’article de Mourad Aït Mesghat). On ne partagera pas cette année « le blé et le sel » (« tagella d lemleḥ ») au siège de l’association. Pas non plus les rythmes du tbal ni les mélodies de la ghaïta. Point de danses des adultes et pas non plus de courses joyeuses des enfants dans notre modeste « taddert di Ménilmontant » de la rue des Maronites. Pour autant, cela ne doit empêcher personne de fêter Yennayer. C’est une approche pédagogique, ludique et festive du réveillon et du jour de l’an berbère que nous vous proposons malgré tout aujourd’hui. Une approche qui fait (un peu) de place à l’actualisation d’une tradition, sa mise au goût du jour et aux exigences nouvelles des lieux et des temps. Avant de nous retrouver l’année prochaine. Aseggas ameggaz i yal yiwet, i yal yiwen. Bonne année à chacune et à chacun.
Le mot Yennayer s’apparente au latin enneyer (janvier). Il marque les débuts du solstice d’hiver, le soleil qui reprend ses marques et sa place, les jours qui rallongent et la lumière qui s’en revient. Tout cela réchauffe les espoirs prêtés à la nouvelle année qui s’ouvre. Yennayer n’est pas seulement fêté en Kabylie : c’est une fête célébrée traditionnellement dans toutes les régions d’Afrique du nord. Des célébrations qui donnent lieu à des rites et des préparations très diversifiées d’est en ouest et du nord au sud de Tamazgha. Aucune exhaustivité donc dans cette présentation, sorte de vade-mecum ou guide pour Yennayer.

Cuisine

Pas de Yennayer sans un couscous partagé lors d’« imensi n yennayer » (le repas ou le réveillon de Yennayer). Il est traditionnellement cuisiné avec la viande d’une bête sacrifiée (« asfel »), souvent de la volaille, mélangée parfois à la viande séchée (« acedluh »). Le coq est réservé à l’homme, la poule à la femme (si vous avez les moyens et un gros appétit, il faut compter une volaille par convive). Pour la femme enceinte, prévoir les deux : le coq est bien sûr pour qui vous savez… l’esprit patriarcal se niche jusqu’en dans l’assiette.
Il faut manger tout son saoul, sinon gare ! Sortir de table repu – exit la règle des 80% du « hara hachi bu » du régime d’Okinawa ce soir-là. Ce serait la honte pour la maitresse de maison ou aujourd’hui, peut-être, le cuistot en chef dut-il se prénommer Améziane ou Belkacem.
Le couscous à la volaille, agrémenté de sept légumes est, à la table de Yennayer, l’équivalent de la dinde à Noël. Mais là aussi tout est affaire de région et de communauté.
D’autres préparations seront les bienvenues avec une petite préférence pour se qui lève à la cuisson : « lesfenj » (des beignets), « tiγrifin » (crêpes), etc.
Dans les friandises il faudra toujours inclure des fruits secs : figues sèches, abricots secs, noix, amandes, noisettes, dattes, etc.
On pourra aussi préparer la « galette du nouvel an » (ahbul n yennayer), avec plantes et racines diverses : bibras « ail sauvage », tasemumt « oseille », azekduf, « ortie »,  zaater « origan », tarnast « poireau sauvage », Tikerciwin ugadir « champignons morilles » etc. Traditionnellement cette galette, aux vertus prophylactiques certaines, était confectionnée avec les plantes de disette et autres racines à disposition. Autre temps autre mœurs. Libre à chacun aujourd’hui de confectionner la galette du nouvel an à sa guise.
Les aliments servis vont symboliser la richesse, la fertilité ou l’abondance, variables selon les régions. Et s’il fallait sortir de table rassasié, c’était bien sûr pour éloigner le spectre de la famine, de la société traditionnelle et de l’Algérie de papa.

Les rites et symbolique

C’est à l’occasion de Yennayer qu’il sera procédé à la première coupe de cheveux de l’enfant né dans l’année : une coupe par le (ou la) plus âgé(e) de la famille, histoire d’augurer une longue vie. On prépare aussi une bonne tête de bœuf (pas facile aujourd’hui) histoire que le petit devienne un chef ; hier du village et demain un homme de pouvoir et d’influence. Et si c’est une fille ? A décliner ad libitum.
Le repas est un moment important de communion. Communion de la famille, du groupe (village, communauté ou association), communion d’un pays (nous y reviendrons). Les absents ne sont jamais oubliés. Dans le plat commun, des cuillères sont disposées pour celles et ceux qui ne sont pas là, notamment les filles mariées absentes à la fête.
Bien évidemment les rites du nouvel an berbère ne se distinguent pas des rituels d’autres traditions culturelles. Ils visent à augurer une année prospère et, spécificité du cru !, à obtenir les bonnes grâces des forces invisibles, ces gardiens de la maison, auxquels croyait – croit toujours ? – le kabyle. Pour ces génies, gardiens de la maison (« aâssas boukham »), forces invisibles, on dépose des petites quantités de couscous ou fruits secs sur seuil de la porte, le métier à tisser (« azzetta »), dans le moulin à pierre domestique (« tasirt »), dans le foyer (« kanun ») ou le pied de l’olivier séculaire (un autre arbre pour ceux qui ont la chance d’avoir un jardin, où son bonsaï préféré d’appartement). Outre ces offrandes, il serait malvenu de laver ou de passer au lave-vaiselle le plat (« tharvouthe ») ou les assiettes du repas : les restes serviront aussi à nourrir les génies gardiens de la maison.
Ainsi, la communion kabyle ou le moderne vivre ensemble n’oublie ni ceux qui se sont éloignés ni ceux qui sont morts. Morts et vivants forment un tout, et Yennayer est l’occasion de se rassembler.

Ménage et purification

Yennayer on fait son petit « ménage de printemps » : la maison est nettoyée, parfumée, purifiée même par des essences diverses (feuilles, branches de pin, de sauge…). Chez les Chleuhs de l’Anti-Atlas marocain, on balaie pour « chasser » « tamγart n gar aseggwas » (« l’épouse de la mauvaise année ») entendre « tamara » la misère. Traditionnellement, on range le métier à tisser, pour que les gardiens ne se prennent pas les pieds dans les fils : faudrait tout de même pas commencer l’année en les faisant tomber. Très mauvais présage. Il est même des régions où, pour éviter de les blesser avec son balai (ou son moderne aspirateur) on ne fera plus le ménage pendant trois jours… Si aujourd’hui le métier à tisser a disparu des appartements, il doit bien y avoir quelque désordre à réparer et rangement à opérer : une façon de préserver l’harmonie du monde à tout le moins de l’intime. C’est le Feng shui à la sauce kabyle.
C’est à Yennayer, que l’on change les pierres du foyer ou kanun (« inyen n lkanun ») ou les ustensiles usagers. Pas question bien sûr de racheter de nouvelles plaques à induction ou un four, on pourra toujours activer la pyrolyse ou, plus écologique, l’huile de coude…
Selon les régions, d’autres prescriptions sont à retenir comme cette (bonne) habitude qui consiste à ne pas parler trop fort, à éviter de faire du bruit ou de prononcer certains mots (comme « misère »). Il en est même qui s’abstienne de faire l’amour. A voir. Plus profitable sera de s’adresser, délicatement et directement, aux iassassens, ces génies tutélaires, pour s’inquiéter de leur santé, s’ils ont soif ou faim…  

Déguisement et carnaval

Les enfants se déguisent de masques qu’ils ont eux-mêmes confectionnés. C’est halloween en janvier ! Dans le Djurdjura ou l’Oranie ! La veille de Yennayer, comme les petits Américains, ils passent, de maison en maison histoire de recueillir des beignets (« lesfeng » ou « tihbulin »), des feuilletés de semoule (« Timsemmin »), des friandises et autres fruits secs. Quand les enfants font leur tournée, il y a intérêt à bien les recevoir : comme les masques symbolisent le retour des morts sur terre, gare aux radins : ne rien offrir mécontenteraient les invisibles et ruinerait les espoirs d’une bonne et heureuse année.

Le mythe de la veille

Selon la légende, en Kabylie, une vieille femme (« tamγart di yennayer »), croyant sans doute qu’un rayon de soleil fait le printemps, sorti un jour où l’astre solaire brillait de mille feux pour se moquer de Yennayer, provoquant du même coup le courroux du mois sacré. Pour se venger, Yennayer emprunta un jour à furar, le mois de février, pour provoquer un terrible orage qui emporta la vieille présomptueuse.  Le terrible mythe de « la vieille de Yennayer » se décline en mille et une version. Reste ce jour emprunté à furar, appelé « amerdil » (l’emprunt). Voilà pourquoi le diner de Yennayer est aussi appelé le dîner de l’emprunt (« imensi umerdil »), et qu’il vise non seulement à augurer d’une année prospère mais aussi à éloigner les forces mauvaises.  Quant à la pauvre vieille, laide et redoutée, elle fut longtemps convoquée pour punir celles et ceux qui ne mangeraient pas à satiété et effrayer les enfants qui refuseraient de manger au réveillon de yennayer.

Une fête ecolo

Il ne faudrait pas oublier, à l’heure de l’urbanisation et des migrations vers les villes, que Yennayer est un rituel agraire, une fête écolo avant l’heure où traditionnellement les festivités visaient aussi à célébrer la nature, louer et dire son respect pour la terre nourricière. Partant il fallait la protéger : dans certaines régions on opère la taille des arbres fruitiers, supprime le bois mort, etc. pour renforcer le végétal et s’assurer d’une récolte abondante et de qualité.  De même, des tiges de lauriers roses, à l’amertume proverbiale en Kabylie, étaient plantées dans les champs déjà ensemencés pour en chasser vers blancs et insectes. On procédait aussi à l’enfumage des champs d’oliviers et de céréales, rapportait des branches vertes que l’on disposait sur les terrasses, dans les étables…
Yennayer, on envoie les enfants cueillir fruits et légumes. Bien évidemment, remontant en des temps anciens, bien avant l’arrivée d’un Dieu unique, il est d’usage d’implorer et de prier les forces divines pour assurer familles et villages de prochaine et fécondes récoltes. Ainsi fallait-il prendre soin de la terre et de son environnement. Un annuel rappel qu’il serait bon de remettre au goût du jour et de partager en ces temps de crise écologique globale.

Dimension sociale et politique

Yennayer est fêté dans toute l’Afrique du Nord. Cette fête, nationale et nord africaine, rappelle un héritage, un patrimoine et une culture commune, par delà la diversité des régions, des pratiques et des langues en usage. Yennayer est l’occasion de rassembler les familles, les villages et les communautés installées en diasporas. Socialement ces festivités du nouvel an marquent  – demain peut-être davantage – un temps fort du vivre ensemble au sein de la société : moment de retrouvailles, de partage et de vœux de prospérité commune.
Le mouvement culturel amazigh a fait de Yennayer un rendez-vous important. Remis au goût du jour par l’Académie berbère – en France donc (voir l’article de Mourad Aït Mesghat) – Yennayer fait désormais partie des dates incontournables célébrées par le mouvement culturel berbère aux côtés du 20 avril (Tafsut Imaziɣen) ou du 25 juin (hommage à Matoub Lounès). Pas une année sans que le nouvel an berbère soit fêté par telle ou telle association, tel ou tel comité de village et autre tentative de regroupement de comités de villages au niveau de la tribu (Arch), histoire d’élargir le cercle du commun, des actions collectives et de la représentativité. Le but est partout le même : regrouper les forces associatives et citoyennes, défendre au mieux les intérêts (y compris écologiques) d’une région ou d’un regroupement de citoyens. Il en est en Algérie comme en France. Pour l’heure, force est de constater, qu’en France en particulier, on a davantage réussi à réinvestir une tradition et une symbolique qu’à créer une dynamique citoyenne et collective. Ainsi, chaque association célèbre Yennayer avec ses adhérents et amis, rendez-vous annuel chapeauté parfois d’un élu du cru, et chacune y va de ses festivités : scénettes théâtrales, sketches, chorale, musique, danse, friandises et préparations diverses confectionnées par les participants.
Très bonne fête, fête de la fécondité, du renouvellement, de purification, fête écologique et sociale, fête politique et du vivre ensemble. Aseggas ameggaz.