Mémoires, Said Sadi
I - Pourquoi rejoindre Bouteflika ?
Ce tome IV des Mémoires de Said Sadi couvre les années de participation du RCD à un gouvernement d’union nationale, aux côtés de représentants du FLN, du RND, du MSP (ex Hamas) et de Ennahda, le tout sous l’égide d’un Bouteflika tiré depuis peu de son exil helvète. Formée le 24 décembre 1999, le RCD quittera cette coalition seize mois plus tard, 1er mai 2001. Deux responsables du RCD que préside alors l’auteur seront de l’aventure : Amara Benyounès, à la Santé et Hamid Lounaouci aux Transports. Les spécialistes de la vie politique algérienne apprécieront les détails, des rencontres et des échanges avec des personnalités appartenant à la nomenklatura politique et militaire ou à l’opposition, avec des figures historiques et intellectuelles algériennes, sans oublier des personnalités étrangères, françaises, palestiniennes ou sud-africaines notamment. Nul besoin de partager les analyses de l’auteur, ses arguments pro domo pour le parcours et les prises de position de sa formation, pour ouvrir cette quatrième livraison de ces mémoires par définition personnelles et subjectives. L’intérêt est ailleurs : il faut lire les mémoires du ci-devant militant identitaire, des droits de l’hommes puis responsable d’une formation aux engagements démocratiques et laïques, parce que les citoyens – algériens au premier chef – ont le droit de savoir, les historiens ont besoin de sources et de documents, et parce qu’il faut nourrir le débat public et donc la démocratie, sur la transparence, l’échange et la rationalité, à défaut de raison.
Quid alors de cette décennie qui voit le retour de Bouteflika aux affaires, les violences et les massacres islamistes se poursuivre quand le régime engage le pays sur la voie du déni et de l’amnistie ? Une décennie marquée par l’assassinat de Matoub Lounès, le Printemps noir en Kabylie et le « marché de l’hémoglobine » algérien qui fait florès à Paris.
La première question qui vient à l’esprit, et le titre le suggère d’entrée, est pourquoi Said Sadi et le RCD ont-ils accepté de rejoindre Bouteflika ? Pourquoi monter dans cette galère, aux côtés d’islamistes notoires sous la présidence d’un homme dont les responsabilités remontent à au moins… 1962 ? L’explication donnée par Said Sadi est la suivante : « Le renversement politique par l’engagement pacifique auquel nous nous employions depuis toujours étant dans le court terme peu probable, la perspective d’une composition avec des segments du régime pouvait s’avérer inévitable ou nous être imposée. » La décision n’a pas été facile et les controverses au sein du parti nombreuses, comme les mises en garde de proches persifflant cette « attachante naïveté qui allait se fracasser sur le mur du cynisme et de la férocité d’un FLN dont la force brutale était l’acte de naissance et l’identité en politique ».
Se « confronter aux épreuves du réel », passer d’ « un romantisme révolutionnaire à celui de cogestionnaires du pouvoir avec ceux-là mêmes que nous avions combattus n’était pas simple à faire admettre » d’autant que cette génération qui a fait ses classes dans les commissariats, les prisons et autres bagnes puis dans l’opposition ignorait tout des arcanes du régime où elle risquait « de perdre sa virginité démocratique ». En un mot elle n’était aucunement armée pour ce genre de composition politique ou… de confrontation.

Conformément à son programme, le RCD conditionna sa participation au gouvernement à la prise en charge des réformes de l’État, de l’Éducation et de la Justice. Ce à quoi il ajouta, la venue en Algérie d’Enrico Macias. Grand seigneur, Bouteflika dit amen à tout. Aurait-il fallu écouter la mise en garde du colonel Youcef Khatib qui, en 1999, confia à l’auteur : « Je connais ce type. C’est un voyou. ». De fait, les échanges et les entrevues avec Bouteflika, comme ses manœuvres et ses volte faces (voir son commentaire sur l’annulation de la conférence de Mouloud Mammeri en mars 80) accréditent la mise en garde du colonel. Pour Said Sadi, par ailleurs docteur et psychiatre, Bouteflika n’était pas atteint de troubles bipolaires. Il voit plutôt en lui « un caractériel capricieux », « un solitaire », incapable de faire confiance, dont « l’énergie était consommée par les suspicions ». « Si dans la foulée le Président adhérait à une initiative parce qu’elle flattait son égo, cela serait toujours bon à prendre (…) et nous satisfaire de la politique des petits pas. Éprouvant défi pour les partisans de la rupture radicale ». Il fallait donc zigzaguer entre les caprices et les sautes d’humeur présidentiels.
Un autre « défi » attendait l’auteur et sa formation : la tendance du citoyen algérien à s’accommoder de l’ordre social, élite comprise, entendre universitaire, journalistes et autre cadre de l’administration. Said Sadi dénonce leurs « incapacités » à « mettre en cohérence, par des actes et conduites adaptés, ce qu’impliquait leur analyse » contestant le régime. Il parle ici de « blocage psychologique et culturel » et « d’ inhibition »
Quelle conclusion tirer de cette expérience ? Serait-ce un échec ? On peut le penser. Saïd Sadi ne le dit pas. Au contraire. Il défend que « faute de pouvoir faire évoluer le rapport de force dans les cadres institutionnels, nos luttes finiraient par être englouties par la vague islamo-conservatrice ». Mais les déceptions semblent grandes et les acquis modestes. Rien ne sera épargné au RCD à commencer l’annulation de la tournée d’Enrico Macias, les prises de position erratiques du Président, l’absence de ligne et de projet, jusqu’aux malversations d’un ministre RCD, longuement évoquées. Il y aura aussi le déni de l’islamisme et son recyclage sous couvert d’amnistie. Et, ce qui ne sera pas le moindre, les 126 morts du Printemps noir kabyle qui scelleront ce « compromis » avec le régime.
Amnésie et droit des victimes bafoué
Faut-il rappeler, aujourd’hui, ce que fut cette décennie dite « noire » en Algérie ? Rappeler qu’elle dura bien plus que dix ans, puisque plusieurs fois au fil de ce récit, l’auteur exhume du silence et de l’oubli, un « enfer » qui s’est poursuivi, bien au-delà de l’année 2000. Un « enfer » qui ne mobilisa pas outre mesure les médias et les bonnes âmes européennes. Un passage pour rappel, et ranimer les esprits endormis ou amnésiques à propos de cette barbarie islamiste version algérienne : « Femmes, enfants et vieillards furent tués à la hache, au sabre ou avec des massues. Les rares survivants cachés dans des soupentes ou réfugiés sur des arbres touffus virent des bébés projetés contre les murs. Cherchant à terrifier les populations qui reviendraient sur les lieux les heures ou jours suivants, les assaillants s’acharnant sur les cadavres en décapitèrent certains et en démembrèrent d’autres. L’enfer. »
De Zéroual, qui refusa pourtant d’« absoudre les auteurs directs des morts de militaires engagés dans la défense du pays » à Bouteflika, les islamistes profitèrent d’une « anesthésie institutionnelle », d’un « déni » du pouvoir algérien. Ils profitèrent, toujours selon l’auteur, des manœuvres en direction des maquis de l’AIS du couple Smaïn Lamari-Larbi Belkheir comme des rivalités et suspicions au sommet à commencer par celles entre le chef du Gouvernement Ahmed Ouyahia et le général Betchine, le bourreau d’Octobre 88. Bouteflika, pour être contesté jusque par son ministre de l’Intérieur, Nordine Zerhouni, tendit la main aux islamistes avec la loi dite de la Concorde civile du 9 juillet 1999. Le RCD vota le texte. Mais « La reddition de l’AIS n’avait pas éteint les exactions des GIA, l’ouverture du gouvernement au RCD ne se traduisait pas par les décisions attendues par les observateurs » écrit Said Sadi.
« La Réconciliation nationale allait refouler une tragédie qui appelait à une catharsis si l’on voulait éviter de la voir resurgir au moindre désordre social ou institutionnel ».

Sur le terrain, dans les rues des villes, des individus descendus du maquis plastronnaient, fort d’ « un sentiment d’impunité ». Ils provoquaient les « patriotes » d’hier avant de repartir, pour certains « au maquis après avoir récupéré leurs forces et reconstitué leurs réseaux ». En 2003, Mokhtar Belmokhtar s’implante au Sahel pour le compte d’Al Qaïda. Le pouvoir, lui, continue de parler de criminels, de terroristes, de bandits « sans jamais indexer par le terme islamiste des exactions qui portaient pourtant le sceau de la folie meurtrière d’une idéologie religieuse ». Pire, Bouteflika engage le pays sur la voie d’une amnistie générale. Après « le référendum frelaté de la Concorde civile », celui de 2005 sur « la Réconciliation nationale allait refouler une tragédie qui appelait à une catharsis si l’on voulait éviter de la voir resurgir au moindre désordre social ou institutionnel ». En février 2006, la Charte pour la paix et la réconciliation nationale consacrait l’impunité pour les islamistes, scellant l’amnésie et supprimant le droit des victimes. « En Algérie, les jeunes militaires tués, les filles violées, les intellectuels massacrés, les villages dévastés ne furent pas reconnus en tant que cibles de l’extrémisme religieux ». C’est aussi de catharsis dont il est question dans Houris de Kamel Daoud (Gallimard 2024) comme, dans un autre contexte, dans Jacaranda de Gaël Faye (Grasset, 2024).
Si des doutes persistaient, Said Sadi rappelle que le 24 mai 2006, l’« indéboulonnable » Ahmed Ouyahia, fut débarqué et remplacé par Abdelaziz Belkhadem, au poste de Premier ministre. Bouteflika procédait à l’islamisation des institutions ou, reprenant la formule du politologue Mohammed Hachemaoui, « le régime s’oriente de plus en plus vers une islamisation par le haut ». Sur le terrain, l’islamisme radical algérien, affilié désormais à Al Qaïda, colonisait le Sahel.
« Le fait de limiter la perspective algérienne à des choix enfermés dans le périmètre politique délimité par ceux qui avaient mis le pays en faillite était révélateur d’une aliénation plus générale. Dans leur grande majorité, les élites algériennes ne seraient pas des productrices d’alternatives à un système dont elles assumaient d’être des clientèles. Leur combat ne dépasserait pas les luttes de clans ».
« Une modernité hésitante » versus « un ordre mafieux »
« En Algérie, le but de la pratique du pouvoir n’est pas de construire un destin mais de perpétuer un ordre mafieux » prévient Said Sadi. Et, tout au long des années et des pages qui défilent, il n’est question que de corruption, de clientélisme, de divisions, d’infiltrations, d’intimidations, de provocations, de violences, d’enlèvements, de tortures et même d’éliminations si, un des clans du régime se sent menacé, en propre ou dans ses intérêts par un opposant ou pour « terroriser le collectif militant ». Il évoque l’assassinat de Krim Belkacem, s’attarde sur celui de Boudiaf, en juillet 1992 qui aurait été décidé par « le binôme Larbi Belkheir-Smaïn Lamari dont des escadrons opéraient à l’insu du Département de la sécurité et du renseignement, le DRS dirigé par le général Toufik ».
Plus d’une fois l’auteur évoque « de sérieux désaccords au sommet » tout en en ignorant les détails. Pour les dirigeants du RCD « l’armée était le nœud gordien de la crise algérienne », à la fois responsable de la ruine du débat démocratique et des succès du fondamentalisme islamique. Qu’importent dès lors les bisbilles au sommet, Benflis versus Ouyahia et autres. Tout cela ne serait que « bonnet blanc-blanc bonnet » ou, dans sa version algérienne, « Hadj Moussa-Moussa el Hadj » : « tous appartiennent au moule du parti unique, ils ne remettaient pas en cause le modèle systémique algérien. Or, c’était la seule base sur laquelle pouvait s’engager un conflit qui ébranlerait les fondements du régime mis en place lors du coup de force de juillet 1962 ». Partant, une fois de plus, le constat sur l’attitude des élites algériennes tombe : « le fait de limiter la perspective algérienne à des choix enfermés dans le périmètre politique délimité par ceux qui avaient mis le pays en faillite était révélateur d’une aliénation plus générale. Dans leur grande majorité, les élites algériennes ne seraient pas des productrices d’alternatives à un système dont elles assumaient d’être des clientèles. Leur combat ne dépasserait pas les luttes de clans ». Ici, Said Sadi convoque les travaux de Mohamed Charfi, l’ancien ministre de l’Éducation nationale tunisienne, qui définit cette attitude par la formule de « modernité hésitante ». « Cette inhibition connut ses manifestations les plus néfastes en Algérie. Dans le combat rejetant l’islamisme et l’armée, nous étions bien seuls ».

Pourtant en 2003, l’opposition entre le bloc soudé autour du chef d’État-major et le DRS, la police politique qui avait la haute main sur les services de renseignements laissa croire, chez certains, à l’hypothèse d’« un vrai schisme dans l’armée », « une première dans l’institution militaire ». « Le verrou originel qui bridait le destin national méritait d’être étudiée, écrit Said Sadi (…) la possibilité de précipiter la fin du monolithisme devenait une hypothèse réaliste ». En découplant police politique et Etat-major, il semblerait plutôt que Bouteflika réussit à accroitre son emprise sur l’armée : exit le général M.Lamari, remplacé par le septuagénaire Ahmed Gaïd Salah et mise à l’écart du général Larbi Belkheir. En fait de fin du monolithisme, « l’Algérie venait d’être livrée à un autocrate dont les proches et relais allaient mettre le pays en coupe réglée ». Le trio Bouteflika-Ouyahia-Zerhouni pouvait remettre à l’œuvre une gouvernance « par la peur voire la terreur et le népotisme ».
Belkacem At Salem
Said Sadi, Le pouvoir comme défi : 1997-2007, Altava Eds 2024, 450p., 30€