LIVRE
Des gens sensibles
Eric Fottorino (Gallimard, 2025)
Ce dernier roman d’Éric Fottorino est un ticket pour un double voyage, la découverte ou la redécouverte de deux des nombreux univers de l’auteur : la littérature et la berbérité. On connait Eric Fottorino comme romancier, un peu moins peut-être celui qui depuis au moins la publication de Berbère (2012) et Fils de Berbère (2014) raconte la quête de ses origines. Trois personnages en sont les vecteurs. Clara, papesse du tout-Paris de l’édition ; Said, écrivain algérien de renom qui a dû fuir les menaces islamistes en Algérie et Fosco, auteur d’un premier roman, lui-même à la recherche de ses origines et de son père qu’il imagine – selon « les humeurs » de sa mère – berbère, de Kabylie ou du Maroc.
Clara, l’attachée de presse, prend sous son aile le jeune Fosco. Elle lui fera rencontrer Saïd, avec qui elle forme un couple improbable ; réunis autant par l’amour que par « l’odeur de la mort ». Clara cabossée par la vie, ne mangeait pas (ne gobant que des huitres et au petit déj encore !), ne dormait pas. « Elle tenait avec ses nerfs, sa passion, sa flamme intérieure qui la poussait jusqu’à l’épuisement à défendre ses protégés. Clara, personne ne la protégeait. »
Elle mettait tout son énergie – « l’énergie du désespoir » – dans un contre-la-montre existentiel. Clara biberonnait du champagne, Saïd du whisky, ils « s’accrochaient l’un à l’autre comme deux naufragés ». Saïd, lui, crevait de l’Algérie, celle des militaires et des islamistes. « La maladie attaquait Saïd. Loin de se défendre, il la laissait faire. ». Menacé, il se réfugie à Tanger, croyant mettre les siens à l’abri des menaces.
Des années plus tard, Fosco raconte avec « le sentiment étrange et douloureux d’être le seul dans ce monde à me souvenir d’eux ». Désormais, lié par « une sorte de pacte », ce trio conserve sa part de mystère, soudé par l’écriture, l’amitié et l’amour.
La Colline oubliée de Mouloud Mammeri s’ouvre avec cette phrase : « Le printemps, chez nous, ne dure pas ». L’histoire de Clara, Said et Fosco durera deux saisons, un été et un automne. Le gout des mots, des livres, de la littérature les réunit : les « livres qui changent la vie, par la force de l’image, d’une phrase ou seulement d’un silence ». Avec ses deux amis, Fosco apprenait « à avoir la foi en l’écriture. En [sa] propre écriture ». Tout au long du roman, le lecteur croise des figures de la littérature, française et mondiale, ou encore, à l’occasion d’un diner, Jean Marie Le Clezio et Nathalie Sarraute (passage savoureux sur les mensonges de Sartre à son retour d’Union soviétique) et son conseil au jeune Fosco : « Restez près de votre enfance ».


Le marché de l’édition où il y a « tant de livres et si peu d’écriture » grouille de « profiteurs », de courtisans et des trahisons de ceux parvenus au sommet grâce à Clara. Et, dans ces années 90, les tristes logiques de boutique : « L’Algérie faisait vendre quand les couvertures étaient couvertes de sang ». Le thème fait vendre, mais les écrivains eux, sont renvoyés à la marge, assignés à résidence hors de la grande maison française « Littérature ». Pourtant, « ces écrivains tragiques avaient mis toute leur vie dans leurs mots. Beaucoup n’étaient pas célèbres, mais leur étoile brillait d’une lumière ensanglantée ». Ici ils s’appellent Sony Labou Tansi, Tchicaya U Tam’si, Matoub Lounès et bien sûr Saïd, qui n’est autre que la figure Rachid Mimouni : « Je suis un écrivain, un écrivain, tu comprends ! » (…). Notre ami était à cran. Il n’en pouvait plus de porter l’étendard de l’opposition à la barbarie islamiste. Jamais on ne lui parlait de son écriture, de son style, de ses personnages, jamais autrement qu’en les rattachant à cette Algérie malade dont il traquait les blessures. La veille, une publication gouvernementale l’avait crucifié d’une sentence : « Le seul art où brille ce renégat est l’art de trahir. » Difficile de ne pas penser à Boualem Sansal dont Eric Fottorino prit la défense sans barguigner.
Embarqué dans une quête confuse quant au secret de ses origines, Fosco découvre, grâce à Saïd, l’histoire et des personnalités berbères : Idir, Matoub Lounès, Ferhat ou le cinéaste Abderrahame Bouguermouh et son long combat pour faire du roman La Colline oubliée « une œuvre qui serait tournée en amazigh, la langue des siens, pour que la terre entière connaisse enfin cette expression unique de révolte et de poésie ». Grâce à Said, qui lui parle en amazigh, Fosco apprend « la langue des Berbères, la langue des hommes libres » : « Tu dois connaître l’amazigh, lui dit Said. Ses mots sont les globules de ton sang. Les Berbères étaient installés en Afrique du Nord bien avant les Arabes, bien avant les Français. » Autre figure incontournable évoquée : Matoub Lounès, « qui se battra jusqu’à la fin » pour défendre « la Kabylie et le peuple berbère à travers ses chansons ». Dans le roman, ces laïcs et démocrates algériens, et le « terrible cortège » des intellectuels assassinés durant la Décennie noire, sont comparés aux résistants français. Un roman éblouissant pour plonger dans les eaux mêlées d’Éric Fottorino.
MH
Rencontre avec Eric Fottorino le mercredi 11 juin à 19h à l’ACB et en direct Facebook.