L’histoire d’Idir avec l’ACB est une longue et belle histoire. Elle a commencé dès 1979 et s’est poursuivie sur près de quatre décennies. Au cours de ces années de travail, de mobilisations, d’échanges et d’amitiés, Idir a donné, en 1985, en 1999 et en 2007, aux magazines de l’ACB (Tiddukla d’abord puis Actualités et culture berbères) trois longs et importants entretiens. Ce sont ces entretiens que nous vous proposons de (re)lire pour (re)découvrir un homme d’engagements et de convictions.

1/3 – Idir l’anti-vedette

Entretien donné par Idir à l’ACB en 1985

Hamid Cheriet, plus connu aujourd’hui sous le nom d’Idir est né en 1948 au village d’Ath Yenni, célèbre pour ses bijoux berbères. Le petit Hamid grandit dans ces montagnes kabyles où, accompagnant les bergers, il s’initie à la flûte. Il est âgé de 9 ans lorsque son village est ratissé par l’armée française. Avec ses parents il prend le chemin d’Alger où après l’Indépendance, il y poursuit ses études.
Licencié en sciences naturelles, il lui arrive fréquemment de délaisser la rigueur scientifique pour les plaisirs de la poésie traditionnelle kabyle et de la guitare. Davantage que les différences entre deux univers— la ville et la campagne — le jeune Hamid est interpellé par une autre constatation : « j’ai quitté un village pour aller dans une ville, et dans celle-ci on parlait une autre langue »
Il lui apparaît dès lors important de dénoncer toute forme d’« aliénation de l’étranger » ; quel que puisse être cette aliénation ou cet étranger I Mais cela ne signifie pas pour autant le cloisonnement de sa culture. Parallèlement se fait jour la nécessité d’« actualiser notre culture ». Un thème qui sera constamment présent dans la carrière future d’Idir.
Les études finies, Hamid prend la route de la Kabylie. Il sillonne cette région et toute l’Afrique du Nord pendant deux ans (1971 et 1972) pour y collecter et étudier les différents folklores : musiques traditionnelles, textes et chants, souvenirs des anciens, berceuses, chants des mères, rythmes et percussions…
En 1973 il enregistre son premier 45 tours, deux jours avant de partir pour le service national à Blida. Sur des paroles de Ben Mohamed, animateur à la chaîne kabyle, Idir lance « Vava inou va ». Une « bombe » dans la musique algérienne. C’est aussi le coup d’envoi de la nouvelle chanson Kabyle.
1976, l’uniforme au vestiaire, il embarque avec son groupe (on y retrouve entre autres Brahim Izri et Areski Baroudi) pour la France. Sa chanson l’y avait précédé… Pour la première fois sans doute, un chanteur algérien d’expression berbérophone se payait le luxe d’être programmé sur les ondes nationales et d’élargir l’audience de son auditoire à un public non berbérophone ! Les émissions, radios et télévisions, les interviews allaient venir. Pour l’heure il signe un contrat avec Pathé-Marconi.
1977, il participe au festival de Carthage. Un an plus tard, le 17 juin 1978 se tient à Paris, à la Porte de Pantin le premier festival de la chanson algérienne, avec, pour vedette : Idir.
Son second 33 tours, « Ay arrac nneɣ » sort en 1979. Entre le premier et ce second album il a créé sa propre maison de disque, Azwaw, où des « jeunes » chanteurs, comme Malika Domrane ou Matoub Lounes, enregistreront.
Depuis, rien. Si Idir n’enregistre pas de nouveau disque, il n’est pas pour autant inactif. Depuis 1979 il ne cesse d’être sollicité pour animer des spectacles à Paris ou en province. Et l’on est bien obligé de constater que son nom suffit à remplir les salles, et ce, malgré un quasi silence de près de six ans maintenant ! Phénomène probablement rarissime dans l’histoire du show business. Idir, l’« anti vedette » bénéficie au sein du public d’un large crédit. D’un large consensus aussi puisque lui plus que quiconque a su rassembler les générations et les communautés.

  1. Fidèle à lui-même, à son « engagement », Idir a activement participé à la réalisation d’un disque pour enfants chanté en berbère et en français par des enfants. Produit à l’initiative de l’A.C.B, ce 30 centimètres permet de renouer avec Idir, à la fois comme musicien, interprète et arrangeur avant de le retrouver (peut-être)… dans un de ses disques solo.


Tiddukla : Deux disques rythment ta carrière, le premier en 1973, le second en 1979, depuis, rien ! Pourquoi cette longue absence ?

IDIR : Il y a peut-être des gens qui attendent de moi de faire des disques régulièrement. Chanteur, je devrais répondre aux critères de la profession : assurer une carrière, produire… En fait le contexte et surtout l’atmosphère dans laquelle je suis né en tant que chanteur, ne laissait pas présager une carrière individuelle. Ma chanson est née de certaines frustrations, d’une oppression, d’un besoin spontané d’être et j’ai évolué en même temps qu’elle. Déclenchant tout un mouvement elle a bouleversé les structures existantes par rapport à la musique, aux textes qu’on n’avait l’habitude d’écouter. Un certain nombre de jeunes se sont laissés entraîner dans mon sillage, de par mon droit d’ainesse, j’étais obligé d’être là, à couvrir, à discuter, à travailler avec eux. Peu à peu, l’idée du chanteur individuel laissait la place à d’autres choses. J’ai senti le besoin de construire tout autour de moi un édifice dans lequel je n’étais pas la seule attraction, le seul pôle d’intérêt. Cela a donné des maisons d’édition, tout une vague de chanteurs, tout un style ; pour moi, peu importait que je produise à partir du moment où l’idée que je véhiculais pouvait être vivante.

Malgré cinq années de « silence » tu continus à jouir auprès du public d’une forte popularité. Comment peux-tu l’expliquer ?

IDIR : C’est une question que je me pose. Je ne me suis jamais placé comme un chanteur mais comme quelqu’un qui a essayé d’établir un contact avec les autres, qui a eu le sentiment d’avoir amené quelque chose. Ce quelque chose n’est pas le fruit de travail technique, de luttes au sens partisan du terme, mais de beaucoup d’amour, et d’un vécu. A chaque fois que je faisais une chanson, j’ai toujours essayé d’être sincère avec moi-même. Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir triché. Cela a dû créer une atmosphère entre moi et le public, un lien affectif très solide, indépendant des nouveautés ou des choses que l’on peut faire. Il y a aussi le fait que je suis né à une bonne époque et dans des circonstances tout à fait spéciales qui ont fortement imprégné la mémoire collective. Je n’y suis pour rien en tant qu’individu. En tant que symbole c’est peut-être ce qui a permis de garder le contact.

As-tu l’intention de sortir un nouveau disque ?

IDIR : J’espère… J’en ressens de plus en plus le besoin. Je suis passé par une phase où je me remettais en question à cause d’une série de déceptions, de problèmes… il fallait s’y attendre. Quand on est dans l’ombre et que du jour au lendemain on devient personnage public, on est assailli de toute part. Il y avait même un moment où j’avais envie de tout plaquer, de faire autre chose. Aujourd’hui l’espoir revient…

N’as-tu pas le sentiment qu’à trop attendre cela ne fasse qu’émousser l’exigence du public ?

IDIR :  C’est vrai. Mais je ne suis pas un surhomme il ne faut quand même pas que les gens s’attendent à ce que je fasse des prouesses qui correspondent beaucoup plus aux mythes qu’ils se font de moi qu’à une certaine réalité.

Que penses-tu de l’évolution de la chanson kabyle depuis cinq ans ?

IDIR :  La chanson kabyle en tant que phénomène médiatique est récente, puisqu’elle est née avec la radio kabyle en 1948. 1973 marque l’explosion de la musique dite « moderne ». Cela a été un boom. Les choses se sont très vite faites. Cela a duré à mon sens trois ans, après cela a été la décantation, le statu quo, les gens s’observaient en se grattant la tête d’un air de dire « et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? » Et depuis, plus rien !

Plus rien ? !

IDIR :  A mon avis… Plus rien de transcendant. Quant à l’autre chanson, celle qui n’est pas médiatique, qui est dans les villages, elle s’éteint, petit à petit… La chanson médiatique devient une affaire commerciale parce qu’il y a un public pour. Peu importe son évolution, le caractère qu’elle puisse revêtir, qu’on n’ait rien à dire, il y un public pour l’écouter et donc on en profite. Ainsi naissent les producteurs, les marchands de cassettes… Je pense qu’on subit ce que tout bon mouvement subit : la récupération à plus ou moins brève échéance ! Reste le potentiel de création. Il y a des gens qui font l’événement et d’autres qui utilisent cet événement pour se mettre en avant. Les premiers sont très peu nombreux et s’il se taisent c’est le bateau qui va à la dérive. Peut-être que ce qu’ils ont voulu faire ou dire n’a pas été compris, bien assimilé, ou senti. Chacun a réagi avec sensibilité. Malheureusement nous n’avons pas beaucoup de meneurs, je crois que c’est ce qui fait notre demi échec.

As-tu l’impression que la musique kabyle soit arrivée à une sorte de palier ? Si oui comment vois-tu les possibilités de son renouvellement, un dépassement est-il possible ?

IDIR :  Oui elle est arrivée à un palier. Une musique comme celle-là, où un phénomène en général, arrive à un palier lorsqu’il n’y a plus de répondant d’un côté ou de l’autre. Pour que cette musique s’en sorte il faudrait aboutir à une autre forme d’expression. Je ne sais pas si elle sera liée de près ou de loin à ce qui existe. Pour que la chanson kabyle sorte de cette espèce de ghetto doucereux où elle a tendance à couler des heures tranquilles, il faudrait que beaucoup de choses changent dans la tête des gens. Il faudrait qu’il y ait une certaine évolution dans leurs mœurs, dans leurs manières de vivre, de voir. J’ai l’impression qu’elle ne répond plus aux questions que les gens se posent. Elle est redevenue une sorte de stéréotype où l’on sait qu’il faut placer telle ou telle instrumentation.

Qu’est-ce que tu as fait depuis cinq-six ans ?

IDIR :  D’abord je vis, j’apprends beaucoup de choses. Je fais des spectacles. Et puis je suis en France, je m’inscris autant que faire se peut dans les mouvements qui sont liés à ceux de ma communauté. J’ai pris part à beaucoup d’entreprises, j’ai essayé d’aider du mieux que j’ai pu. Je me suis senti attiré, plutôt intéressé, par ce que les gens appellent le « mouvement beur ». Notamment j’ai participé, dans la mesure de mes moyens, à la création de Radio-Beur.

A propos de ce « mouvement beur », par différents concerts que tu as donné au profit de telle ou telle manifestation ou de telle ou telle association, tu as manifesté et manifestes encore de l’intérêt pour ce jeune mouvement. Pourquoi ?

IDIR :  Je suis d’abord concerné par ce que ces gens vivent. Je ne suis pas venu en France uniquement pour faire une carrière de chanteur. Je vis ici pour plusieurs raisons, des raisons techniques, des raisons d’épanouissement aussi et il est très très possible que je ne rencontre pas les mêmes problèmes que ceux dont je parle ou que j’aide. J’ai la chance de m’en sortir un peu mieux de par ma formation, de par mes possibilités, mais il n’en demeure pas moins que je me sens concerné. Cette communauté c’est la mienne et je m’inscris tout à fait dans le cadre de ses options, de ses luttes… Il y a beaucoup, beaucoup d’idées que je partage avec eux, il y en a d’autres que je ressens moins, mais j’ai toujours été attiré naturellement. Ceci dit je ne crois pas trop au mot « beur ». La culture beur, les gens qui ont deux cultures, je suis assez sceptique. A mon avis ils ont deux sensibilités mais pas deux cultures. En fait ils n’ont ni l’une ni l’autre. Ce qui m’intéresse c’est le déchirement qu’ils éprouvent à être au carrefour de deux choses qu’ils n’atteignent pas, qu’ils ne possèdent pas.

Comment un chanteur né et élevé en Algérie, « débarqué » à l’âge de 28 ans en France, peut-il susciter un tel engouement chez un public de jeunes d’origine immigrée ou pour la plupart nés en France ?

IDIR :  Ce n’est pas une réussite, dans la mesure où j’ai été servi par ce déchirement qui leurs donne une forme d’angoisse et un manque à connaitre qui les a dirigés vers moi ou vers d’autres. C’est parce qu’ils n’ont pas leur plein épanouissement, qu’ils ne vivent pas complètement leur société, qu’ils ne sont pas entiers dans ce qu’ils vivent, qu’ils ont recherché quelque chose. C’est tout à fait normal de rechercher ses racines, des sons qui viennent de « là-bas ».

Tu as réalisé un disque pour enfants avec l’Association de Culture Berbère. Pourquoi ce disque et que représente-t-il pour toi ?

IDIR :  D’abord parce que je fais partie d’un groupe culturel qui n’a pas la chance de s’exprimer dans sa culture et qui doit, le plus souvent avec les moyens du bord, se débrouiller pour pouvoir survivre. En France, nous sommes des étrangers, en Afrique du Nord, on nous dit souvent que nous sommes « multicivilisationnels », on nous rattache à une grande mentalité, à un grand esprit arabo-islamique, ce que je ne partage pas du tout parce que ce n’est pas vrai ! Il n’y a qu’à examiner l’évolution politique de ces dernières années au Maghreb pour comprendre que l’histoire fait de nous, encore une fois, des exilés, que notre passé a toujours été en marge de cette histoire. Que cela soit voulu ou pas, nous avons toujours été les parents pauvres de l’histoire parce qu’oubliés, exilés, nous n’avons jamais eu les moyens de la faire nous-mêmes. Or, nous avons vécu, nous avons été. Ce n’est pas le problème. Maintenant, l’important, c’est d’être, d’exister et surtout de pouvoir s’inscrire dans l’avenir. Or pour ce faire il faut laisser des traces, avoir une langue, des coutumes, des traditions… tous les éléments constitutifs qui puissent faire qu’un homme s’épanouisse dans cette ambiance et pas dans une autre. C’est toutes ces raisons qui me poussent à faire un disque pour enfants, parce que l’enfant c’est l’avenir. C’est la fragilité parce que les choses évoluent. Nous n’avons pas beaucoup de moyens. Et si l’on continue comme cela, bientôt, les enfants de nos enfants entendront parler que quelque part on a été ceci, on a été cela… entre temps nous aurons été complètement dépersonnalisés.

Il y a dans l’ensemble des interviews ou des articles écrits à ton sujet une idée centrale qui revient constamment : « actualiser notre culture ». Qu’est-ce que cela signifie ?

IDIR :  Pour moi une musique actuelle doit être le reflet de l’atmosphère dans laquelle nous nous sentons le mieux. La culture n’existe pas en tant que définition, elle existe en tant que réactions aux choses qui nous entourent, c’est la manière avec laquelle on reçoit les choses et après cette réception c’est la manière avec laquelle on réagit. C’est toujours dans ce sens que j’emplois ce mot « culture » qui a été très galvaudé à mon sens. En ce moment je n’arrive pas, dans le sens kabylo-berbère du terme, à dissocier le mot culture du mot authentique. Et ce mot « authenticité » me gêne beaucoup parce que c’est la ligne directe vers la pureté, vers la race, l’absolu. Moi, j’ai peur de tout cela. Actualiser notre culture c’est l’inscrire dans les faits or, dans les faits nous ne sommes pas inscrits. On nous a inscrit dans d’autres faits qui sont indépendants de nous : nous sommes arabes ou français… mais notre histoire, notre personnalité, telle qu’on la pense ou plutôt telle qu’on la chante, elle, n’est pas dans la réalité. Elle a été. Elle n’a pas d’histoire précise, connue avec beaucoup de précision. Mais il faut qu’elle ait un présent et un avenir. C’est ce manque de passé qui m’obsède. Un bon moyen d’être présent est d’éviter la modernité postiche. A nous de réinventer une manière de voir, de décrire…

« C’est une mission importante que d’essayer de revaloriser ce qui existe chez nous en Algérie ». Cela signifie-t-il que tu te sens investi d’une « mission » ?

IDIR :  Non. D’un désir, d’un besoin de faire oui.

Parlant de la recherche de l’identité tu dis :« tel que je le vois, ce n’est pas un repli sur soi mais une ouverture » (Le Monde du 20 avril 1978). Qu’entends-tu par-là ?

IDIR : S’inscrire dans l’actualité, actualiser notre culture c’est l’ouvrir, c’est aussi s’ouvrir à l’autre.

Penses-tu avoir contribué à rapprocher les générations ?

IDIR :  Je le pense sincèrement. Je pense avoir réussi à établir un dialogue entre des gens qui ont vécu deux époques différentes.

Propos recueillis par Mustapha Harzoune

in Tiddukla n° 3 – 3ème trimestre 1985