Lorsqu’en 1979 nous avons lancé les ateliers de culture berbère à Paris, l’une des premières choses que j’ai faites a été de rencontrer Idir. Je lui ai fait part alors du projet de l’ACB : « organiser des manifestations culturelles ponctuelles c’est très bien mais insuffisant. Il faut une régularité, s’inscrire dans la durée, il faut enseigner la langue, transmettre notre culture, l’inscrire dans son temps et son environnement… ». Cela me semblait important parce qu’enfin, que reste-t-il au lendemain d’un concert ou d’un spectacle ? Pas grand-chose, quelques émotions, des souvenirs, mais rien qui inscrive dans la durée et dans une dynamique collective… ce qui, depuis 40 ans, a été la force de l’ACB. Idir a tout de suite saisi les enjeux et la portée de cette démarche, au point d’adhérer immédiatement à l’ACB. Il a fait un don de 1 500 francs à notre association – ce qui à l’époque représentait une somme importante. C’est après le concert La Kabylie chantée, en 1984, qu’est né le projet du disque pour enfants Le Petit village (1985). Si l’idée et l’initiative lui appartiennent, nous partagions tout de même une même volonté – travailler en direction des enfants, les inscrire dans une généalogie – et une philosophie commune – faire de ce projet, un projet d’échanges, un projet ouvert. C’est sans doute ce qui caractérise l’ensemble de la carrière d’Idir comme les 40 d’engagement de notre association.
« l’important, c’est d’être, d’exister et surtout de pouvoir s’inscrire dans l’avenir. Or pour ce faire il faut laisser des traces, avoir une langue, des coutumes, des traditions… tous les éléments constitutifs qui puissent faire qu’un homme s’épanouisse dans cette ambiance et pas dans une autre. C’est toutes ces raisons qui me poussent à faire un disque pour enfants, parce que l’enfant c’est l’avenir. C’est la fragilité parce que les choses évoluent. Nous n’avons pas beaucoup de moyens. Et si l’on continue comme cela, bientôt, les enfants de nos enfants entendront parler que quelque part on a été ceci, on a été cela… entre temps nous aurons été complètement dépersonnalisés. »
(Idir, Tiddukla N° 3, 1985)
Jusqu’en 2010, nous avons partagé nombre de concerts et de mobilisations autour du Printemps berbère ou du Printemps noir. Sur scène, il était parmi les meilleurs. L’ami Matoub me disait qu’il le considérait comme le seul, le véritable artiste. Il louait notamment la justesse et le placement de sa voix. Matoub Lounès respectait Idir. Et ce n’était pas rien ! Dans les moments importants, ceux où il fallait dialoguer avec les partenaires sociaux, les représentants de collectivités locales, tel que le maire de Paris ou les élus, Idir nous a toujours accompagnés. Il était là, apportant le poids de sa notoriété, exprimant sa solidarité, s’engageant à nos côtés. Cette complicité – oserais-je dire cette amitié ? – a été constante. Elle s’est même renforcée au fil des années grâce à Méziane Kadache, son neveu, qui est aussi membre de l’association. Avec Idir, nous échangions régulièrement sur la situation de l’ACB, nos projets, notre inscription dans une actualité particulièrement mouvementée… Idir répondait toujours à nos demandes de conseils ou d’avis. Mais il fallait savoir « lire » Idir : il fallait faire la part de l’humour, de la malice, dégager le sens sous l’antiphrase, saisir les demi-mots. Idir était donc disponible. Non seulement pour l’équipe de l’ACB et ses adhérents mais aussi pour son public. C’en était impressionnant. Après un spectacle, souvent éprouvant, il était encore là, donnant de son temps et de sa personne pour écouter, échanger, se faire photographier, etc. A l’ACB aussi, dans le quartier, cette partie du XXe arrondissement qu’il affectionnait tant, avec les habitants, les commerçants, les habitués de toujours et les rencontres d’un jour… toutes et tous pouvaient approcher Idir. Il n’était ni vaniteux ni imbu de sa personne et de sa gloire : jamais il ne refusa de s’asseoir avec qui que ce soit ou d’échanger avec tel ou telle.
« J’ai toujours eu cet amour pour la poésie d’antan que je retrouve dans n’importe quel café du XXè arrondissement de Paris, un vieux Kabyle a toujours une histoire à te raconter et c’est ce véritable trésor que je tiens à préserver tout au long de ma vie. »
(Idir, Tiddukla N° 3, 1985)
Et puis, avec Idir, on a partagé ce que Fellag appelle « des moments de déconnade » – c’est aussi ce qui faisait notre relation si particulière. Une anecdote : avec les amis de l’ACB on l’avait affublé de plusieurs surnoms « Monsieur l’ambassadeur », « Président », « P.P » pour « Porte parole »… C’était une façon de plaisanter avec lui et lui-même en riait. Et sur ce plan, celui de la « déconnade » donc, il n’était pas le dernier : des copains d’Alger m’avaient surnommé « aguellid » (« le roi »), aussi, pour se payer ma tête et me rendre la monnaie de ma pièce, il m’appelait « sa Majesté ». Ces échanges vont manquer…
(*) Cfiɣ : « Je me souviens »