Livre
Ce n’est pas la laïcité qui permet l’exercice de la citoyenneté, mais l’inverse
De la laïcité en France, de Patrick Weil

2025 marque le 120 anniversaire de la loi de 1905, dite de Séparation des Eglises et de l’Etat.
L’ACB s’inscrit dans les initiatives qui célèbrent ce rendez-vous. Déjà, en avril dernier, la deuxième édition du Printemps des libertés avait choisi le thème de la laïcité comme l’un des axes directeurs et ce par une mise en miroir des laïcités française et kabyle et plus largement algérienne. Nous poursuivons ici sur cette même lancée en rendant compte d’un ouvrage important signé Patrick Weil, expert non seulement de ces questions mais aussi de l’immigration. Publié en 2021, ce livre n’a rien perdu de son actualité, notamment à l’heure où le rapport sur l’entrisme des Frères musulmans qui vient d’être rendu public avance plusieurs propositions dont ont peut douter de leur pertinence. De leur pertinence laïque.

Voici un ouvrage pédagogique pour expliquer la laïcité à la française et, après les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard, aider les professeurs « toujours aussi démunis pour parler de ces sujets à leurs élèves ». Pour cela l’éminent spécialiste apostrophe ses contemporains, qu’il accuse de souffrir d’« amnésie ».
« Avez-vous bien lu la loi de 1905 ? » demande-t-il avant d’en rappeler le propos et de montrer la méthode mise en œuvre par les ainés de la Troisième République – Aristide Briand et Louis Méjan en tête – dans le bras de fer engagé par l’Église. Cette méthode est héritée de 1789 : d’abord énoncer des principes généraux, affirmer de nouveaux droits fondamentaux –ici liberté de conscience, la neutralité de l’État, la liberté de culte… – puis se donner « les dispositions pénales fermes chargées de les protéger ». Il s’agit alors de « défendre les institutions » et « faire des valeurs nouvelles » le « vecteur d’une nouvelle éthique, civique ». Les rédacteurs de la Loi 1905 n’ont pas fait autre chose.
Quand les articles 1 et 2 posent le principe de liberté, les articles 31 et 35 rappellent que la loi n’a rien de neutre, qu’elle dispose en son titre V d’une « Police des cultes » justement utilisée par l’exécutif dans son combat contre un clergé hostile, prêt, du moins en partie, à céder au démon de la guerre civile : « Nous sommes nés pour la guerre : non veni pacem mittere, sed gladium » écrit le pape le 4 mars 1905. Voilà de quoi effectivement interpeller quelques consciences amnésiques.
Difficile de servir un bréviaire bien ficelé pour une loi, dont la complexité – articuler liberté de conscience, égalité, neutralité de l’État et souveraineté du pays – peut engendrer bien des confusions. L’auteur en expose le cadre (juridique), des repères (historiques), la méthode (des droits et des dispositions pénales) et une attitude (pédagogie et fermeté) pour espérer sortir de « la polarisation mortifère » dont la Loi 1905 est aujourd’hui l’objet.
Il énonce les « quatre types d’espaces régis par des règles différentes » que sont le domicile, le lieu de culte, l’espace étatique et l’espace public civil c’est-à-dire celui de la société. Pour chacun, il rappelle la règle, les usages, les débats et controverses ; un parcours de 120 ans ! Il retrace d’abord le long face à face entre un clergé réfractaire et un exécutif qui, évitant le piège tendu de la violence, a su mettre en place « une stratégie d’évitement du conflit » tout en restant ferme : la loi offre à la masse des catholiques « la possibilité et la liberté de pratiquer leur culte dans la paix et la concorde » et, dans le même temps, la souveraineté politique de l’État réprimande avec fermeté les « fauteurs de troubles et de sédition ». Si les faits rapportés, les arguments utilisés éveillent quelques résonnances contemporaines (lire le chapitre sur l’école « prise en otage »), cela n’est pas le fruit du hasard. Sans le dire, en le montrant bien, cette histoire oubliée parle… du présent.
L’auteur insiste d’ailleurs sur le fait que la loi de 1905 est bien une loi de « libération » pour l’État et pour l’Église, autrement dit un cadre juridique permettant aux croyants, aujourd’hui de toutes confessions, de vivre et de pratiquer pleinement et librement leur foi, « sans pressions ». D’être « heureux comme Dieu en France »…
Pourtant, dans un contexte nouveau – avec l’islam pour deuxième religion, une « réactivation des appartenances » (Philippe Portier) et une religiosité de plus en plus visible – la loi de 1905 est perçue comme « discriminatoire ». C’est l’espace public civil qui est soumis « aux plus fortes tensions d’interprétation et de régulation » (voir les affaires autour du burkini, du voile à l’école ou le droit au blasphème à distinguer de l’injure). Pour l’auteur, l’« esprit » de la loi a été perdu et « sa défense désarmée » : « contre les incivilités ou les violences religieuses ou antireligieuses, durant des décennies, rien n’a été fait. Ou plutôt l’inverse de ce qui a été fait en 1905, à savoir le choix de faire disparaître de la vue du public les signes religieux, plutôt que s’attaquer aux auteurs de violences et de pressions punies par les articles de la police des cultes (…) ». Celui qui fut membre de la Commission Stasi (2013) rappelle : « Notre sentiment quasi unanime était que nous avions affaire à une réalité souvent bien perçue à un niveau local et beaucoup moins au plan national : porter le voile ou l’imposer aux autres était devenu un sujet non pas de liberté individuelle mais de stratégie nationale de la part d’une organisation, les Frères musulmans (…) »

« Si, dans la maison de la République, un membre n’est pas reconnu en tant que citoyen à part entière mais est désigné comme « musulman », indépendamment de son choix ou de sa foi comme l’étaient les musulmans d’Algérie sous la colonisation, alors il n’a pas sa liberté de conscience ».

Quid des discriminations ? « La laïcité n’est pas discriminatoire, elle est marquée par l’histoire » écrit-il, autrement dit impossible de s’abstraire du temps long et de ses effets. Ainsi alors qu’en 1905, la loi s’adressait d’abord au citoyen et moins au croyant (pourtant majoritaire), aujourd’hui, héritage des colonies – où l’indigène était systématiquement renvoyé à sa croyance, réelle ou supposée – le sentiment domine que, quelle que soit leur place, enracinement et parcours, le moindre Mohamed, la moindre Fatima sont renvoyés à leurs génuflexions et voiles plutôt qu’à leur carte d’électeur. Quand la dimension identitaire masque l’historicité alors la laïcité est en danger car, insiste l’auteur, une citoyenneté pleine et entière en est la condition première.
« Si, dans la maison de la République, un membre n’est pas reconnu en tant que citoyen à part entière mais est désigné comme « musulman », indépendamment de son choix ou de sa foi comme l’étaient les musulmans d’Algérie sous la colonisation, alors il n’a pas sa liberté de conscience ». Renversant la logique édictée par la Charte de la laïcité, Patrick Weil rappelle utilement que ce n’est pas la laïcité qui permet l’exercice de la citoyenneté, mais l’inverse.
La citoyenneté commence à l’école. Alors, plutôt que de renvoyer, d’enfermer, ici encore, ici déjà, des élèves dans une croyance supposée, il serait temps de dispenser « d’authentiques apprentissages historiques ». Exit donc, « les approches culturalistes » – et de rendre hommage aux travaux précurseurs d’Abdelmalek Sayad. Mais, dans l’esprit de Patrick Weil, enseigner cette histoire c’est aussi enseigner « une histoire de progrès » – de lutte contre l’esclavage (pénalisé en droit en 1848) ou les principes de liberté et d’égalité hérités des Lumières qui ont inspiré nombre d’indépendantistes (relire Jean Amrouche). L’école donc ; mais aussi l’histoire de… l’immigration : « la connaissance de cette histoire qui nous fait compatriotes est aussi une condition de la laïcité ».
MH
Patrick Weil, De la laïcité en France, Grasset 2021 ; réed. Folio Gallimard 2022, 144 p., 7,60 €.