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« Le pouvoir sait ce dont l’art est capable »
Cette année marque le 400è anniversaire de la naissance de Molière et le 42è anniversaire du Printemps berbère. Voilà une double et opportune occasion de revisiter une autre œuvre et une autre vie, celle d’Abdellah Mohia, alias Muhend U Yehya qui a adapté, en kabyle, deux pièces de Molière (Si Lehlu pour Le Médecin malgré lui et Si Pertuf pour Tartuffe).
Ecrivain, traducteur, parolier, Ameziane Kezzar a travaillé avec Muhend U Yehya. Il revient ici sur ce parcours exceptionnel dans un entretien qui montre l’actualité d’un travail et surtout les horizons sur lesquels il ouvre. « La victoire est possible autrement » de cela le pouvoir, tous les pouvoirs, en ont conscience.
ACB. Pourquoi Mohia s’est-il tourné par deux fois vers Molière ?
Ameziane Kezzar. Je présume que Muhend U Yehya s’est tourné vers Molière pour à la fois la qualité de l’œuvre et les thématiques que celle-ci développe. Comme Molière, Mohand U Yehya aime beaucoup les imbroglios, les quiproquos, la farce et l’intrigue qui repose généralement sur la tromperie : mari trompé et femme infidèle, médecins charlatans, trompeur trompé, etc. Tels sont les thèmes préférés de la comédie, le tout joué dans une langue familière. Muhend U Yehya maîtrisait avec brio tous les aspects liés à la comédie comme l’attestent toutes ses pièces. Au-delà de Molière et de Pirandello, un autre maître de la farce, Muhend U Yehya a su aussi traduire en kabyle l’absurde de Beckett et la distanciation de Brecht.
ACB. Molière c’est entre autres l’art de la farce, de la dérision, de la provocation, de l’impertinence à l’égard des pouvoirs, de tous les pouvoirs. On peut même penser (craindre) qu’en ces temps de retour de la morale, du politiquement correct, Molière serait peu apprécié de nos contemporains… Qu’en est-il Mohia ? Comment par exemple la farce est-elle reçue dans une société kabyle qui cultive un certain rigorisme, à tout le moins de la réserve, qui n’apprécie que très modérément l’excès, la bouffonnerie ?
Ameziane Kezzar. Effectivement, comme Molière, Muhend U Yahya était impertinent, pour ne pas dire cruel, à la fois à l’égard du pouvoir et de la société. Les grands artistes, notamment les provocateurs, réalisent rarement le poids de la morale ambiante. Voilà pourquoi ils ne connaissent pas de limites, même si Muhend U Yehya, contrairement à Molière, ne s’est pas trop aventuré dans les histoires d’infidélité entre maris et femmes. Dans ce domaine, la morale sociale et religieuse dominent toujours en Kabylie et aucun artiste n’a réussi, pour le moment, à aborder oralement, que ça soit en chansons ou en théâtre, cette thématique. Muhend U Yahya, malgré son courage et son habileté, n’a pas fait exception. Comme dans toutes les sociétés orales, la société kabyle ne censure pas, elle oblige plutôt à l’autocensure. Elle se méfie de la nouveauté qui, pour elle, est synonyme de libertinage, surtout quand celle-ci s’inspire des artistes occidentaux. La Kabylie profonde ne combat pas directement l’art, elle le fait plutôt dissoudre dans les cacophonies du folklore, autrement dit, l’« art » qui caresse la bête dans le sens du poil. Une forme de censure qui repose sur l’indifférence et la sourde oreille, toutes deux bien calculées.
« La perte de la langue française a accentué
le retour au local et la rupture avec l’universel »
ACB. Parmi les premières cibles du couple Molière-Muhend U Yahya, il y a, à quatre siècles de distance, cette façon de tourner en ridicule les pouvoirs en place, les autorités et la religion, la mainmise d’un ordre politique ou religieux sur les consciences. Face à l’absolutisme, d’hier comme d’aujourd’hui, la farce et la poésie ne seraient-elles pas des armes plus efficaces que les prêchi-prêcha politiques ou militants pour remporter la victoire, autrement ?
Ameziane Kezzar. C’est le théâtre, la musique, la poésie, la peinture, l’architecture, l’art statuaire, la philosophie, les mathématiques, les sciences naturelles, la géographie et le roman qui ont sauvé l’Europe de l’obscurantisme. Les artistes et les penseurs italiens, quand ils ont initié le mouvement de la Renaissance, c’était pour remettre l’homme à la place de Dieu, au centre de l’univers, d’où l’idée même des droits de l’homme. Ces artistes et penseurs ont réussi car il y avait derrière eux des princes et des gouverneurs. Molière avait avec lui le mécène Nicolas Fouquet, usurier de l’État, et le frère du roi, qui lui a accordé le droit de partager la salle du Petit-Bourbon avec les comédiens italiens. Qu’en était-il de Muhend U Yehya et des artistes de sa génération ? La société religieuse et le pouvoir militaire, deux ennemis de l’art, ont poussé certains à la misère, d’autres à l’exil. Ces artistes ont réussi, malgré cela, à maintenir un moment une petite flamme d’espoir, celui de voir un jour leurs rêves se réaliser, mais ils ont vite déchanté. Le pouvoir a réussi à créer, grâce à l’école arabo-islamiste, un fossé entre ces artistes progressistes et leur public, arabisé et islamisé, rigide et intolérant, qui ne jure que par le folklore et la tradition. De plus, la perte de la langue française a accentué le retour au local et la rupture avec l’universel. Le pouvoir sait ce dont l’art est capable et il a détruit, avec le consentement de la société, tout ce qui pourrait le rendre possible.
ACB. Chez Mohia cela se traduit aussi par une critique du militantisme, des cercles militants, y compris « berbéristes » ; il y a un monde entre le poète et le militant. Seraient-ce deux univers irréconciliables pour Mohia ?
Ameziane Kezzar. Pour Muhend U Yehya, tout le monde est utile, mais chacun dans son domaine. Ce n’est pas ce que nous constatons parfois dans les milieux culturels kabyles. Il nous arrive souvent de poser des questions politiques aux poètes et des questions culturelles aux politiques. C’est cette confusion que Muhend U Yehya dénonçait. Il savait que la politique est une activité utile, mais pour lui, elle doit plus s’intéresser à la gestion des affaires publiques qu’aux contenus des activités culturelles. En quelques mots, un homme politique est fait pour construire des espaces culturels et les hommes de culture pour les animer. Chez nous, malheureusement, il n’ y a pas de frontières entre les deux activités. Il citait, à juste titre, tout le temps, Benjamin Franklin qui a initié un grand mouvement de construction de bibliothèques un peu partout aux États Unis. Voilà le militantisme que Muhend U Yehya aimait. Il n’arrêtait pas d’envoyer, vers la fin de sa vie, des livres dans les villages et les villes de Kabylie, mais malheureusement, nos villages et nos villes préfèrent construire des mosquées, des monuments aux morts et des écoles coraniques. » Dans la Rome antique, l’État exonérait d’impôts les citoyens qui construisent pour leurs villes des théâtres et des thermes ; en Algérie, le pays où Allah est au centre de l’univers, on fait ce cadeau plutôt aux constructeurs de mosquées.
« Muhend U Yehya a pointé du doigt
le rôle social de chaque individu »
ACB. Dernier parallèle sur l’aspect subversif des œuvres de Molière et de Muhend U Yehya : l’une comme l’autre ne visent-elles pas, au fond, à l’émancipation de l’individu : émancipations du groupe, des fausses appartenances, des doxas et dominations idéologiques du moment ?
Ameziane Kezzar. Muhend U Yehya est peut-être le premier à créer de vrais personnages littéraires en kabyle, pour justement montrer que les individus sont différents, que chaque individu a son caractère, son tempérament, sa personnalité, ses qualités, ses défauts… Dans la culture kabyle, la voix de l’individu est étouffée par le nous, le « nous » dictatorial, le « nous » indifférent, le « nous » inquisiteur, le « nous » grégaire, le « nous » ni coupable ni responsable, le « nous » paresseux, le « nous » de la meute, le « nous » islamique, le « nous » anonyme… Tous les discours des Kabyles commencent par « nous ». Muhend U Yehya, à travers ses personnages, a pointé du doigt le rôle social de chaque individu. Il a appris aux Kabyles que les familles et les groupes ne sont pas homogènes. Voilà pourquoi son œuvre est loin d’être un discours qui s’adresse aux foules comme chez beaucoup de nos artistes, mais une œuvre qui s’adresse à l’individu, car comme vous le dites, il a plus foi en l’individu qu’en le groupe.
S’adresser à l’individu, c’est le propre des société libres et démocratiques. En revanche, le « nous » est celui des dictatures, des sectes religieuses, de la tribu et des militaires, autrement dit des cercles fermés.
ACB. Les femmes, la question des femmes dans leur temps et dans leur société est présente dans de nombreuses pièces de Molière. Qu’en est-il chez Muhend U Yehya ?
Ameziane Kezzar. Il y a des personnages féminins dans presque toutes les pièces de Muhend U Yehya, notamment dans les farces, où les femmes, comme chez Molière, jouent des rôles importants. Et comme chez Molière et Aristophane, il y a aussi une « assembléé des femmes » et une « école des femmes » chez les Kabyles, même si les mondes peints par les trois artistes sont différents : aristocratique chez le premier, bourgeois chez le second et paysan pour le troisième. La preuve est que Muhend U Yehya, contrairement à Molière, a sollicité dans son adaptation un marabout à la place d’un médecin. Juste pour signaler la différence entre la société française, au temps de Molière, et la société kabyle, au temps de Muhend U Yehya, qui est encore en proie au charlatanisme religieux. Mais on remarque quand même ceci de commun : la volonté de ces sociétés patriarcales dépeintes par les trois dramaturges, de maintenir les femmes dans l’ignorance et la soumission. Chaque auteur a essayé, à sa façon, de démontrer les limites de ces dispositifs de surveillance et d’enfermement des femmes, car les femmes ont une intelligence sans limites. Souvenez-vous des femmes qui ont fait la grève du sexe pour arrêter la guerre, chez Aristophane ; de Lucinde qui a réussi à épouser Léandre malgré le refus de son père, chez Molière et enfin de Lwizat qui épouse Maḥmud Iẓubac, dans Si Lehlu de Muhend U Yehya. Toutes ces comédies reposent, comme je l’ai dit au départ, sur les intrigues, la ruse et les complicités féminines. Pour conclure, dans toutes ces comédies destinées à provoquer le rire, en vérité, le but est de démasquer les imperfections des hommes et des femmes tout en les incitant à les corriger. Dans la préface de Tartuffe, Molière écrivait : « La comédie corrige les mœurs par le rire ».
ACB. On dit de Molière qu’il était un observateur de sa société. Peut-on faire le même constat chez Muhend U Yehya ?
Ameziane Kezzar. Oui, on ne peut pas décrire sa société avec autant de génie si on n’est pas observateur et si on n’est pas doté d’une grande sensibilité afin d’interpréter les non-dits, les gestuelles, les postures, etc. Ils sont médecins en quelque sorte malgré eux. Une fois qu’ils connaissent les symptômes du corps social, ils établissent le diagnostique et administrent le remède par le rire. Et le rire selon les médecins diminue la sensation de douleur et booste le système immunitaire. Il en va de même pour les membres d’une société, s’ils savent rire d’eux-mêmes et de leurs travers, ils finiront par guérir et par corriger leurs imperfections. Dans la Grèce antique, durant les Dionysies d’Athènes, des festivités religieuses dédiées à Dionysos, toutes les activités s’arrêtaient et tous les citoyens étaient invités à participer à l’événement. Ces festivités ont fonction de catharsis, selon Aristote, un phénomène par lequel sont transformées en plaisir les émotions pénibles comme l’angoisse et la peur. N’est-ce pas l’inverse qui se passe actuellement en Kabylie ? Toutes les mosquées sont sonorisées au bon plaisir des imams qui prêchent la haine de la vie et la peur de l’apocalypse.
“Mieux vaut un créole vivant qu’une langue pure morte”
ACB. Peut-on établir des parallèles entre la langue de Molière et la langue de Muhend U Yehya : genres, mots, expressions, simplicité, satire des pseudo savants ou « sachants », des néologismes et autres formules creuses… Une langue à hauteur du quotidien et des siècles, à hauteur d’hommes et de femmes, une langue enracinée et ouverte aux emprunts et sur le monde ?
Ameziane Kezzar. La comédie s’est toujours servie de la langue populaire, contrairement à la tragédie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Dante a appelé son livre La Divine comédie, c’est par rapport à la langue tragique noble et raffinée de Virgile. Dante, comme Molière, a choisi la langue du peuple pour écrire ses comédies. Muhend U Yehya a fait la même chose en kabyle. Il a choisi la langue de la rue, de tous les jours, pour écrire ses pièces. Et cette langue a peu de secrets pour lui, il en connaît tous les recoins, ses variantes et ses déclinaisons. Muhend U Yehya n’a pas uniquement créé l’art du comédien kabyle, il a aussi réinventé le dialogue. Il est inégalable dans ce domaine. Tout devient savoureux dans les répliques de ses personnages : insultes, injures, blasphèmes… Il a beaucoup utilisé le kabyle des émigrés, il disait : “Mieux vaut un créole vivant qu’une langue pure morte.” Il avait raison, il est très difiicile de faire rire avec des néologismes.
ACB. Quelle est la place de Mohia aujourd’hui, dans le cercle restreint des berbérophones ? Est-il connu et si oui que retient-on de lui et de son œuvre ? Qu’aurait-il pensé des effusions émotionnelles, militantes et de la folklorisation qui, par paresse ou par ignorance, réduisent son propos, au silence ? La forme, ici aussi, ne remise-t-elle pas le fond… aux oubliettes, parce qu’il serait et reste par trop subversif, y compris par ceux qui l’encensent ?
Ameziane Kezzar. Je n’exagère pas si je dis que vers la fin de sa vie, Muhend U Yehya, n’attendait plus rien ni de l’élite politique “démocrate” ni de celle de la culture. Je crois qu’il est rentré plus tôt qu’on le pensait, comme un général fatigué, qui vient de perdre sa dernière bataille. Dans une autre société, il aurait pu connaître un sort identique aux grands dramaturges célébrés par leurs pays. Au lieu de cela, il avait eu le destin d’un simple militant berbère, selon la comptabilité macabre des militants, des hommes et des femmes politiques, de tous bords. Un martyr de plus qu’ils brandissent comme un trophée à chaque carrefour afin de légitimer chacun ses revendications. Quant à son théâtre, il est trop osé pour les gardiens de la morale et des traditions. En Algérie, comme en Kabylie, le théâtre aujourd’hui est joué par les imams. Ils sont les stars du moment. J’ai toujours dit que la décadence, c’est de passer de Vava Inuva à baba Ccix.
« Osons la Méditerranée.
Inscrivons-nous dans un grand ensemble »
ACB. « La victoire est possible autrement » as-tu écrit. Qu’est-ce que recouvre cet « autrement » : la supériorité de la culture et de l’art sur la politique ? La supériorité du beau et de la joie sur les passions tristes, le militantisme mortifère ? Et cet « autrement » désigne-t-il aussi un autre avenir, d’autres perspectives d’être au monde et de rapport au monde ?
Ameziane Kezzar. Si nous cessons un moment de regarder les choses politiquement, mais plutôt sur le plan civilisationnel, nous constatons que le monde berbère, éclaté et indéfini, appartient à l’espace et au temps islamique. Il ne peut donc évoluer comme nous le souhaitons. Nous nous sommes engouffrés depuis des années, les yeux fermés, dans la revendication culturelle au point d’oublier que nous appartenons au monde arabo-islamique. Une appartenance voulue et assumée par nos chefs historiques. Aujourd’hui, il est très difficile de remettre en cause cette appartenance. Tous les acteurs politiques berbères l’ont acceptée, notamment après l’officialisation de la langue berbère, pour ne pas dire hallalisation. C’était du donnant donnant. Je reconnais ta langue, tu reconnais ton appartenance au monde arabo-islamique. Il est donc logique que l’Etat algérien, arabo-islamique, la récupère et l’adapte à son logiciel idéologique. Ce qui est loin de nous satisfaire, car nous avons toujours imaginé que le monde berbère de demain sera démocratique, francophone, laïc et ouvert sur l’universel. Quand j’ai dit que la décadence, c’est de passer de Vava Inuva à Baba Ccix, pour un religieux berbère, au contraire, c’est une avancée.
Aucune des identités qui cohabitent en Afrique du Nord n’est émancipatrice. L’identité dite arabo-islamique est certes en train d’anéantir les différentes identités berbères, mais une fois toute seule, elle s’auto-détruira car elle n’a plus rien à tuer. Comme vous voyez, la solution est loin d’être linguistique, elle est multidimensionnelle et elle concerne toute l’Afrique du Nord. La seule chance qui reste aux peuples de cette région pour pouvoir s’émanciper, c’est de renouer avec l’antiquité méditerranéenne, en l’occurence la culture gréco-romaine comme ont fait les pays occidentaux. Sinon à quoi bon revendiquer la berbérité d’Apulée et de Saint Augustin ? Dans le cadre civilisationnel actuel, nous ne pouvons nous prétendre leurs héritiers ni leurs descendants.
Il est urgent d’helléniser et de latiniser les cultures berbères si nous voulons tenir tête au tsunami de l’arabisation et de l’islamisation. Ne pas le faire, c’est priver nos enfants de la lecture de Dante, de Shakespeare, de Balzac, de Goethe, de Molière, d’Aristophane, de lire les tableaux de Léonard De Vinci, de Michel Ange, d’écouter l’Opéra… Mais pour ce faire, nous devons construire une école parallèle, à commencer peut-être ici, dans la diaspora. Je suis convaincu que notre salut est dans un grand projet méditerranéen, non dans la civilisation arabo-islamique qui n’a d’autres perspectives que la mort et le paradis. Osons la Méditerranée. Inscrivons-nous dans un grand ensemble. Choisissons notre monde, ne laissons pas les autres le faire pour nous. « Tous les chemins mènent à Rome » est toujours d’actualité. Massinissa l’avait compris il y a plus de 20 siècles.
Propos recueillis par M.Harzoune
Ameziane Kezzar est l’auteur, en français et en kabyle, de La réserve kabyle (L’Harmattan, 2020), La fuite en avant (Paris-Méditerranée, 2001) Brassens TuƔac d yisefra (Achab), Aγyul n Ǧanǧis (Achab, 2010).