« Si tu ne sais pas où tu vas,
alors retourne d’où tu viens
 »

Faut-il rappeler que ce fut une étincelle, ô combien culturelle – l’interdiction d’une conférence de Mouloud Mammeri sur les Poèmes kabyles anciens – qui mis le feu à la plaine (ou montagne) déjà et passablement inflammable ? Culture et politique donc, cette culture qui fut au fondement de l’engagement de la génération des années 70/80.

Mais au-delà de cette évidence aux allures de banalités, il convient de préciser que cela tient aussi et surtout au film de Malik Bourkache, de ce qu’il porte, presque malgré lui. 

De quoi s’agit-il ? Au départ, l’intention du réalisateur était de rendre hommage aux siens et à son village, Aït Ouanèche, au sud de Tizi-Ouzou ; d’inscrire dans le marbre quelques portraits de proches, quelques scènes villageoises, au parfum souvent de nostalgie, quelques propos frappés du coin de cette intelligence kabyle où l’humilité le dispute à la retenue, la sobriété à la dignité. La maison traditionnelle kabyle en était le vecteur.

Ce qui aurait pu être un gentil album de famille est devenu un livre ouvert sur le temps, celui qui file et celui à venir, passant du local au global, du particulier à l’universel, selon une voie mystérieuse ouverte déjà par Mouloud Feraoun.

Dans ce documentaire (52″), Malik Bourkache raconte ce que sont devenues les maisons kabyles d’antan – particulièrement décorées ici, rappelant le beau livre du photographe Mohand Abouda paru en 1985.  Il laisse parler, en toute liberté, « ses » témoins », qui ne sont autres que des membres de sa famille, des intimes, des connaissances et des figures de son village, le tout chaperonner par le comité de village, antique et toujours active institution berbère. Alors, Zahra, Saadia, Tassadit, Amar, Ali et tous les autres ne se gênent pas ! Toutes et tous parlent et racontent, enrichissent le propos, titillent l’esprit et font reculer l’horizon. Si le seul thème de la maison kabyle porte déjà en soi nombre de réflexions et de curiosités (décors, fonctions, organisation intérieure, symboliques, devenir, patrimoine, souvenirs…), le film élargie le champs au village et à des questions contemporaines et universelles :  celles des origines, des séquelles et des mémoires de la guerre de libération, de l’exil, ou encore à cette éthique de comportement faite de parole donnée, de sobriété et de respect à l’endroit de la Nature – on parle aujourd’hui d’environnement ou d’écosystème. Et, comme en filigrane, l’Histoire est ici revisitée à l’aune de l’expérience et du parcours des femmes kabyles.

Aujourd’hui les demeures sont plus grandes, la vie peut y paraître plus facile, pourtant, les maisons d’hier avaient beau être plus petites, plus humbles, moins confortables, c’est là que se trouvait « la saveur de la vie » regrette Zohra. Le propos prend alors une teinte d’universel : cette  « saveur de la vie » n’est pas une déclinaison passéiste et un refus des temps nouveaux mais participe des tentatives, individuelles et collectives, pour se réconcilier avec soi-même. La douleur n’est pas seulement le symptôme d’un avenir incertain, elle révèle aussi l’effacement du passé. N’est-ce pas le sens de la phrase du générique de fin : « Si tu ne sais pas où tu vas, alors retourne d’où tu viens » ? Et d’abord se retourner vers une relation plus respectueuse de son environnement, se considérer comme « une partie intégrante de la Nature » selon la formule de H.D. Thoreau. « Ce n’est pas le médecin qui me guérit, toucher la terre c’est mon remède » dit Saadia. Les sons autant que les images donnent à mesurer l’ampleur de la crise environnementale que connaissent déjà ces montagnes et cette nature : l’eau se raréfie, la sécheresse s’entend dans les gémissements de la végétation. Retourner d’où l’on vient c’est se rappeler l’importance de la mesure et de la sobriété à l’heure où il faut s’apprêter à payer les conséquences, sur les êtres et sur les choses, de l’hubris productiviste et consumériste. Ne serait-ce pas aussi ranimer des liens de solidarité et d’entraide : « aujourd’hui si quelqu’un te fait du mal, il n’y a personne pour te protéger » dit Zohra.

La dimension humaine est au centre de ce film. La confiance et l’affection qui unissent Malik Bourkache et « ses » témoins se nichent autant dans les propos de ces villageois.es que dans les images du réalisateur. Chacune et chacun ici disent une part de leur vie, racontent leur parcours, individuel et ordinaire, l’ordinaire des existences, l’ordinaire du commun de toute humanité. L’héroïsme est celui du quotidien, souvent dédaigné par l’Histoire. Ces portraits de femmes et d‘hommes, ordinaires et universels, universels parce qu’ordinaires, prennent une saveur particulière, par la langue, douce et mélodieuse, et cette façon kabyle d’être et de dire le monde, « nous avons traversé ce que le destin nous a prévu » dit la vieille Tassadit. Sans oublier l’humour qui court tout au long du documentaire.

Ce film aide et aidera à transmettre ce patrimoine singulier, immatériel, aux plus jeunes. Face aux dangers qui menacent l’humanité, il indique un chemin, un chemin parmi d’autres, celui qui conduit aux leçons des générations et des temps anciens, celles qui se nichent au cœur de la maison kabyle.