Il y a soixante ans, des Algériens et des Algériennes défilent dans les rues d’un Paris gris et pluvieux. Ce mardi 17 octobre 1961, endimanchés et confiants, ils marchent pour l’indépendance de l’Algérie et pour protester contre le couvre-feu qui leur est imposé par la préfecture de police dirigée par Maurice Papon. Obéissant aux consignes musclées des militants du FLN, le peuple algérien des faubourgs manifeste. La police française, surchauffée par le climat de guerre qui règne depuis des mois dans la capitale, assurée d’être « couvert » par sa hiérarchie, entend régler des comptes. Sur les ponts, aux sortir des bouches de métro, aux carrefours, les souricières sont dressées contre l’inoffensive proie. Les Algériens avancent pacifiquement, respectant scrupuleusement les ordres du FLN. Selon les sources, le nombre des victimes des « paponnades » selon le mot d’Edouard Depreux, varie de trente à cinquante (Jean Paul Brunet) à plus de trois cents morts (Jean-Luc Einaudi). Depuis les recherches des historiens, à commencer par celles de Jim House et Neil MacMaster confortent le travail exceptionnel de Jean Luc Einaudi. Mais, au soir du drame, il n’est question, officiellement, que de trois morts. Pas un de plus. Silence. Black-out total. Des décennies de mutisme et de déni officiel. L’Etat continue à nier les faits et empêche, sous couvert de raison d’Etat, de faire toute la lumière sur cette incroyable répression. La plus meurtrière depuis celle qui s’abattit sur la Commune de Paris. Le 17 octobre 1961 est une tache rouge dans l’histoire nationale, une date noire pour les consciences républicaines.
Le 17 octobre 1961 reste un objet historique et mémoriel brûlant. A droite, on se refuse à reconnaître ce crime perpétué par la police républicaine dans les rues de Paris. Du côté des secteurs les plus rigoristes du militantisme mémoriel et du nationalisme version algérienne – et désormais islamiste – on instrumentalise le drame (et les victimes) pour triturer les plaies et poursuivre, en usurpant des habits bien trop larges, un combat d’un autre temps. Entre nostalgiques de « l’Algérie de papa » et pompiers pyromanes, l’opinion publique française, elle, affairée, indifférente, ignore tout, ou presque, de la nuit du 17 octobre 1961. Alors, soixante ans après, les questions du grand Kateb Yacine restent sans réponse : « Peuple français, tu as tout vu, / Oui, tout vu de tes propres yeux,/ Et maintenant vas-tu parler? / Et maintenant vas-tu te taire?1»
En 2012, le président François Hollande reconnaissait officiellement « une répression sanglante ». En 2018, Emmanuel Macron évoquait « une répression violente ». Rien de plus sur le plan officiel pour l’heure, aucun acte fort ou déclaration autrement explicite. L’actuel président E. Macron doit s’exprimer à l’occasion de la commémoration des 60 ans du17 octobre 1961. Serait-ce la fin d’un long silence ?2
Quoi qu’il en sera, qui, aujourd’hui, repérerait cette date sur un calendrier ? Combien accepterait d’endosser le poids d’une « honte collective » pour reprendre les mots du sociologue Pierre Bourdieu ? Et ce n’est pas cette partie de la classe politique, rigide, arcqueboutée et soumise au diktat des vociférations de l’extrême droite qui aidera. Sans oublier le corporatisme de certains syndicats de police, à l’instar d’Alliance-Police nationale qui, en 2001, vitupéra contre la première commémoration officielle du 17 octobre 1961. De quoi s’agissait-il ? D’une modeste plaque commémorative apposée sur le pont Saint-Michel et dévoilée par le maire de Paris, Bertrand Delanoë ; et la modeste plaque portait cette timide inscription : « A la mémoire des Algériens victimes de la répression sanglante lors d’une manifestation pacifique ».
« Je me sens recru d’une telle horreur… Les policiers sont devenus les combattants d’une lutte sournoise et sans merci, car c’est d’une guerre raciale qu’il s’agit. Et voici la conséquence : l’Etat, lui, est devenu dépendant de sa police, de son armée… L’esprit de corps est la source de tout notre malheur comme il l’était déjà du temps de Dreyfus ». Le propos est signé… François Mauriac ; il date du 9 novembre 19613. Autre temps, pas autres mœurs ? (suite…)